Qui a su dépolitiser l’art et le rendre aussi con qu’une bille?
La CIA, évidemment.
Ou comment l’art ainsi infiltré a troqué la contestation, la cosmogonie et ses couilles pour les valeurs du marché.
Hourra!
Un compte-rendu de l’enquête de la journaliste Frances Stonor Saunders,Who Paid the Piper?: The CIA and the Cultural Cold War.
Publié en 1999, ce livre relate les agissements de la CIA dans les domaines culturel et artistique entre les années 1950 et 1970.
A partir d’archives top secrètes déclassifiées.
Ce texte, comme l’enquête, relate la réalité des faits.
Et rien que la réalité des faits.
EUROPE, HIVER 1947— le continent carrément ravagé par deux guerres manque de tout. Et c’est peu dire.
La météo va entrer en résonance avec cette barbarie inédite: l’hiver 1947 est le plus froid jamais enregistré. Et il n’y a pas d’énergie pour se chauffer.
Ah mais, voilà les sauveurs! Les Etats-Unis et l’URSS.
Sur les cendres de l’Europe, deux super-puissances franchement givrées vont se livrer une guerre souterraine.
Sans foi ni loi.
Le but n’est plus la victoire sur le champs de bataille. Non. Celui qui l’emporte rafle une mise plus grande encore: la domination de l’esprit humain.
Gavés de propagande et de réalité toute distordue, les peuples, eux, surnageront dans le cinquième degré.
Cette guerre froide s’étend sur 42 ans.
La CIA, anciennement OSS. Avec la complicité du MI5 et MI6 Britanniques.
Leur outil?Un organe, présent dans tous les pays du ‘monde libre’: Le Congress For Cultural Freedom.
Un programme secret de propagande culturelle en l’ Europe de l’Ouest.
Ses membres?Les diplômés de la Ivy League. Les WASP, ou White-Anglo-Saxon-Protestant. Des acteurs.
Des Intellectuels. Des professeurs. Des artistes.
D’anciens communistes. D’anciens nazis.
« It was a visceral business of using any bastard as long as he was anti-Communist »
Tom Braden. Nicolas Nabokov, le cousin de Vladimir – l’auteur de Lolita. Paul Mellon. Allen Tale. André Malraux. Raymond Aron. John Wayne. La Fondation Ford. Rockefeller et le musée devenu temple de l’art contemporain: le MoMA.
Plus ou moins toquée.
Instigateurs de la Pax Americana, voilà ceux persuadés d’être les Paladins de la démocratie.
Ils sont internationalistes, abrasifs et clairement compétitifs. Mais libres, avant tout!
Leur vision, ils brûlent d’envie de l’offrir au reste du monde. Et puisque les cadeaux, ça ne se refuse pas…
Le ‘Freedom Manifesto’ leur tient lieu de constitution. 14 points éclairant la Liberté.
Vraie, juste et forcément universelle.
Le nouvel âge des Lumières à l’Américaine part à la conquête du monde.
Leurs étendards:La liberté intellectuelle et la liberté d’opinion.
Dans le même temps, les intellectuels et les artistes ont – selon eux – le devoir de soutenir le pouvoir, le gouvernement et leur pays.
Dans le même temps, aussi, ils l’attestent: tout homme privé du droit de dire non devient dès lors un esclave.
Attention…Cela ne vaut évidemment ni pour les communistes, ni pour l’homme noir.
Cela ne vaut décidément pour personne en contradiction avec leurs valeurs.
Mais ce sont les Etats-Unis. On n’est pas à une contradiction près.
Tin Tin Tin…
1. Gagner la Troisième Guerre Mondiale sans combattre.
2. Changer la vision que le monde a des Etats-Unis. Cette patrie riche en dollars mais si pauvre en culture.
3. Mettre en veilleuse l’art à contenu social. Une façon de « rééduquer » le public.
Et notamment le public Français qui, à leurs yeux, flirte un peu trop avec le Communisme.
4. Eloigner l’intelligentsia Européenne du Marxisme, du Communisme et de la tendance à la neutralité.
Ils sont comme ça, les guérilleros du capitalisme. Ils détestent ce qui neutre. Equilibré. Complexe ou bien pensé.
5. Forcer ainsi l’intelligentsia à prendre position, c’est convaincre le reste de la population qu’il n’existe qu’une alternative au chaos et aux Soviets: l’American Way of Life.
C’est noir ou c’est blanc.
C’est le Communisme ou c’est le Capitalisme.
Les Communistes. Les Marxistes. Les Neutralistes. Les Modérés. Sartre. Surtout Jean-Paul Sartre.
L’opinion publique.
Les Temps Modernes. Les artistes engagés. L’art engagé. Le folklore. Hollywood.
Bref.
Les rêves, les désirs, l’imaginaire et les ambitions de la population mondiale.
Plus c’est con, mieux ça vend. On le sait maintenant.
De l’argent, beaucoup d’argent.
« We couldn’t spend it all. There were no limits, and nobody had to account for it. It was amazing » Gilbert Greenway, Agent de la CIA.
Sa provenance? Le Plan Marshall. Qu’on se rassure, rien à voir avec l’argent du contribuable. Le trick est bien plus malin.
Chaque pays recevant l’aide Marshall s’acquitte auprès de sa banque centrale d’un dépôt correspondant grosso modo à la contribution Américaine. 95% de cette somme reste la propriété du gouvernement du pays concerné. Les 5% restant, aka les ‘counterpart funds’, deviennent propriétés du gouvernement Américain.
Ni une ni deux, voici 200 millions de dollars par an rendu disponible à la CIA. Mais chuuut, tout ça est secret.
Comment alors utiliser cet argent sans attirer l’attention? LA CIA compte bien jouer la corde du patriotisme, déjà bien abêtissante.
Elle va simplement prendre contact avec les plus grandes fortunes du pays – les ‘quiet channels’ – qui, sous prétexte de servir à l’intérêt de leur pays, acceptent volontiers d’ouvrir des fondations philanthropiques en leur nom.
De fil en aiguille, ces OG influenceurs persuadent leurs homologues. Et voilà!
Fondation Ford. Fondation Kaplan… En 1967, on dénombre 108 des 164 fondations du pays comme étant financées totalement ou partiellement par la CIA.
Des années plus tard, le sens commun s’en amusera:
« The joke was that if any American philanthropie or cultural organizations carried the words free or private, it must be a CIA front. »
Autre front, autre infiltration — la ‘P source’, un nom de code désignant le réseau de professeurs sensibles à ces idéaux.
Prêt à nourrir l’imagination et la culture d’une future élite.
Sinon, la bonne vieille censure reste toute aussi efficace.
Si douces.
Ridiculiser. Dénigrer. Caricaturer.
La meilleure propagande est pour la CIA celle qui conduit l’individu dans une direction voulue, pour des raisons qu’il croit être les siennes.
Mensonges nécessaires.
« It's about exposing those aspects of the truth which are most useful to you. »
A ce petit jeu, la CIA a su promouvoir idées, valeurs et ethos avec un cynisme magistral.
La relation marques/influenceurs/communauté, c’est de la gnognote à côté.
….Bim Bam Boum… Créations de magazines. De stations radios. Des journalistes-espions infiltrés dans les rédactions des magazines les plus influents du moment. De Life au New York Times. Achat massif de livres, de disques, de peintures bref: toute production artistique en lien avec l’idéologie de la CIA devait apparaître comme un "must" de l'époque. Plus un bien culturel se vend, plus sa couverture médiatique est astronomique, plus le dit-bien tient lieu de référence culturelle. Technique, de nos jours, toujours très utile!
… Bim Bam Boum …
Organisation de Congrès grandioses, ostentatoires et forcément spectaculaires.
Organisation d’expositions monumentales. Effet garanti, surtout dans une Europe ruinée et délabrée.
Création de philharmonies. Comme celle de New York et celle de Budapest.
« Introduce a note of flamboyancy, hype, propaganda, fireworks, Mardi-Gras- next-Tuesday or whatever to widen the audience … could have positive results »
… Bim Bam Boum …
Supporter l’art non figurative, puisque silencieux sur le plan politique et représentatif.
Orienter la politique d’achat d’oeuvres publiques, aka les collections de musée.
Promotion de toutes formes d’expressions artistiques rejetées en bloc par les Soviétiques.
Promouvoir l’art qui rompt avec les anciennes hiérarchies, parce qu’il fait résonner l’envie de regarder vers le futur.
….Bim Bam Boum…
Création de prix, à visée de mécénat… Le prix de poésie Bollingen est par exemple né comme ça.
« One anecdote tells how one day Paul Mellon, a generous philanthropist, complained to Allen Tate … about how many writers were leftists… Tate replied to the effect that writers were always needy, so why didn’t Mellon put up some money for fellowship, awards or whatever, which would make the recipients much happier and less inclined to be revolutionary »
….Bim Bam Boum…
Rachat de droit d’auteurs en vue de modifier l’oeuvre même.
Georges Orwell1984ouLa Ferme des Animauxen ont fait les frais.
Des oeuvres littéraires passées dans la postérité comme une dénonciation radicale du Communisme.
Grâce à la version cinématographique orchestrée par la CIA.
Là où Georgie achevaitLa Ferme des Animauxen mettant dos-à-dos les cochons Communistes et les Hommes Capitalistes. Egaux dans leur totalitarisme.
Là où Georgie alertait sur l’abus de contrôle exercé sur les citoyens par TOUS les Etats…
Tant pis pour l’intention de l’auteur.
Atténuation de la portée radicale d’un ouvrage par la rédaction de préface édulcorée. L’éditeur Pearson l’a fait, pour David Henry Thoreau.
« Books differ from all other propaganda media… Because one book can significantly change the reader’s attitude and action to an extent unmatched by the impact of any other single medium »
….Bim Bam Boum…
Infiltrer Hollywood et la production cinématographique. L’ampleur est telle que la CIA en vient à dicter aux scénaristes, de la Paramount et des autres, les scénarios en phase avec la ‘Hollywood Formula’.
Purger le cinéma Américain de toutes ses impuretés. Le rebelle. L’aborigène. Le pécheur. Le non-patriote.
Personnifier l’Amérique à travers des figures comme celle de John Wayne. Contrairement à James Dean. Sacré rebel!
Negroes In Picture.
Les Soviétiques et l’Europe voient les Etats-Unis comme un pays régressif, notamment pour le traitement de la cause des Noirs Américains.
«... He reported that he had secured the agreement of several casting directors to plant ‘well dressed negroes as a part of American scene, without appearing too conspicuous ».
« As Monday’s enemies became Tuesday’s friends, Hollywood showed how easily it could rip the Good and Evil labels from one nation ans paste them onto another »
La notion de liberté répond à une série de clichés.
L’obsession évidente des Upper-Class Américaines pour le business de l’entertainment n’est pas une coïncidence.
La musique. La mode. La littérature. Les films, surtout!
Les hyper-productions Hollywoodiennes rarement transmettent d’autres émotions qu’un profond malaise. Mièvrerie. Pudibonderie. La transmission de clichés vides, et sincèrement idiots.
Involontairement drôle. Sincèrement affligeant.
Privée de critique intellectuelle ou culturelle, la culture Américaine pond une méta-story joyeusement épouvantable…
Qui fait aujourd’hui encore baver le monde!
Beaucoup des exactions de la CIA sont à maudire. Mais cet interventionnisme culturel a su prouver la force de ses convictions.
Notamment face au crétinisme de McCarthy. Le book-burner.Neo-leader du ’Know-Nothingism’.
Dans sa défense de l’art remettant en cause les hiérarchies du passé, la CIA a su protéger et défendre la liberté de créer. A la hauteur de la liberté d’entreprendre.
Les tenants de l’art Abstrait lui doivent une grande partie de leur succès populaire.
« Their art cannot be reduced to those conditions. It’s true that the CIA were involved … but that doesn’t explain why it became important. There was something in the art itself that allowed it to triumph »
N’en déplaise aux complotistes.
On ajoutera, non sans malice, que cette machine culturelle secrète diligentée par la CIA a surtout démontré l’importance d’une presse libre.
Car la découverte de l’implication de la CIA dans cette guerre froide culturelle par le Congrès Américain himself, tient à la volonté de journalistes.
Le reporter du New York Times Conor Cruise O’Brien, d’abord. Puis un article de feu-le magazine Ramparts achève d’enfoncer le clou.
La guerre culturelle menée par la CIA est rendue public en Avril 1967.
Pourquoi le mainstream, aka production culturelle connue du plus grand nombre, est vide de sens, d’intérêt, de talent et de vision?
Pourquoi la culture de masse est obsédée par le cul et l’argent?
Pourquoi les petites gens sont les premiers persuadés du bienfait du matérialisme et de l’embourgeoisement?
Pourquoi le communisme de Marx apparaît si risible?
Dans l’art et la culture, le guilty pleasure est un péché mignon; le navet regardé pour se vider l’esprit…
Rien n’est un hasard. Rien n’est anodin.
Car ceux qui capturent l’imagination de tant de gens furent un temps ceux qui…
« ... Those who read Dante and went to Yale and were educated in civic virtue, recruited Nazis, manipulated the outcome of democrats elections, gave LSD to unwitting subjects, opened the mail of thousands of American citizens, overthrew governments, supported dictatorships, plotted assassinations, and engineered the Bay of Pigs disaster. ‘In the name of what? asked one critic. ‘Not civic virtue, but empire’. »
Comprenne qui voudra...
Crédit image : Jenny Holzer, « Alice Neel Teal », 2005