L’exubérance permise au cinéma gagnerait la vie de tous les jours, qu’enfin c’est à raison qu’on pourra parler de ‘la vraie vie’.
Ici Paris, 2023.
La ville qui encensa les frasques de Picasso et Braques; celle qui inspira à Apollinaire, Alphonse Allais, Boris Vian, Dali, Joséphine Baker et les autres, des traits de génie loufoques au possible.
La ville de Godard et de Mai 68 est aujourd’hui le vivarium d’une espèce éteinte. Complexée. Frustrée.
Mortellement bien rangée.
Le cinéma dans tous ça?
On s’inquièterait presque de cette machine à fabriquer le rêve, histoire de normer les instincts de l’Homme.
Le cinéma est cathartique. Ou catastrophique. On ne sait plus trop
Dans le noir d’une salle de cinéma, ces hommes, femmes et enfants, devenus entre temps ‘spectateurs’, se tiennent toujours assis.
Sages et silencieux. Bien rangés. Prêts à recevoir une grande dose d’aventure. Une grande bouffée d’air frais.
Qu’importe la fréquence, tant qu’il y a du bruit et de la fureur et des paysages époustouflants. Une vision forte, aussi.
Epique! Grandiloquente!
La grandiloquence des aventures sur écran se jauge à l'aune de la plate tranquillité des rues qui les entourent.
Dans cette obscurité matricielle, le spectateur s’abandonne volontiers. Il admire le rebelle. Le héros hors des clous.
La diva, tout en extravagance.
L’aplomb d’un personnage, sur l’écran? Quel héroïsme!
Quelle attitude! Quelle liberté!
Ah mes aïeux — l’attitude sans filtre des personnages campés par François Damien ou Benoit Poelvoorde.
Quel régal.
Le massacre en règle des moeurs attendus, sur grand écran, c’est d’une extase… C’est ce qu’il veut voir… Ce spectateur.
Tout, sauf du policé.
Soudain. Ecran noir. Générique. La lumière se rallume.
La bulle d’espace-temps que le Septième art vient de créer…
a pété.
Le cinéma, c’est du chiqué.
Tout le monde le sait.
Le flot de spectateurs à peine rejeté sur le trottoir que déjà il y va de ses racontars. ‘Ça n’arrive que dans les films, ça’.
Ils jugent — savent-ils faire autre chose?
Serait-il prêt à accompagner son prochain, façon Amélie Poulain, ce spectateur? Se lancer dans un tourbillon aussi fou que les froufrous des danseuses du Moulin Rouge?
Osera-t-il refaire la course de la Bande A Part?
Combien font encore les 400 coups, passé 30 ans?
D’ailleurs, vous en voyez beaucoup, vous, des gens courir?
Des gens rire aux éclats, seuls? Des amoureux qui se galochent tendrement?
D’autres pleurer à chaudes larmes? D’autres leur tendre un mouchoir?
Vous en voyez beaucoup, vous, des gens qui vivent ‘la vraie vie’?
Parce que c'est quoi en fait, la “vraie vie“? Est-on sur Terre, en ville ou en terrasse pour suivre un code de bonne conduite? Sous peine d'être... fusillé du regard?
On nous l’a bien assez répété: on ne joue pas. On ne joue pas à être quelqu’un d’autre. Il ne faut pas se prendre pour ce que l’on est pas. On est soi. Il faut vivre sa vie.
Point.
Vivre sans jouer, c’est peut être ne pas vivre.
Vivre sans jouer, c’est surement vivre par procuration.
Il y a 100% de chance que le spectateur retienne d’un film…
Une réplique. Un look. Une montre. Une coupe de cheveux.
100% de chance qu’il laisse au film…
L’exubérance. La fantaisie. La liberté. La fougue. Le grain de folie.
La crédibilité des grands héros de ciné n’est peut-être pas transmuable dans une panoplie.
Mais c’est comme ça.
On laisse le soin aux films, mauvais ou géniaux, de gérer nos instincts, nos envies, nos d’émotions… certaines dont on ne se doutait même pas qu’elles puissent exister.
Parce que le cinéma n’est pas le reflet de la vie. Il est la vie même faite en films, pour reprendre la vérité d’un grand de cet art.
La distraction achevée, le spectateur laisse sagement derrière lui le fantasme de la vie comme au cinéma.
Quésaquo?
Cette attitude dont on parlait plus tôt? Elle devient de l’arrogance. Cet aplomb? Du dédain. Cette liberté de ton? De la vulgarité! Faut pas déconner. ‘La Vraie Vie’, c’est pas du cinéma.
Et voici comment triomphe la médiocrité.
Le spectateur ce qu’il aime, depuis une petite dizaine d’années, c’est être engagé. Actif.
C’est le cinéma de poche.
Là où il peut, de façon tellement excitante, partager au monde entier ses aventures tellement excitantes.
Il se sent vivre, le temps d’une prise de vue.
Autorisé de faire tout et surtout n’importe quoi car, enfin, la validation populaire, il la sent. Il la voit.
Ça like, bordel, ça like!
30, c’est déjà beaucoup. 1 million, c’est dire à quel point ce spectateur devient un acteur qui compte!
Mais l’écran éteint, il ne vit plus.
2023.
Il est temps que la Vraie Vie soit aussi excitante, originale, cinglante, intéressante que celle sur grand écran.
Car le cinéma contemporain est parvenu à faire de la société un vivarium dès plus ennuyeux. Instagram plus encore.
Mais ces acteurs de ce quotidien là, eux, ne doutent plus.
Basta.
Ce qu’on veut, c’est que la vie soit comme au cinéma.
Mais façon vrai cinéma quoi.
Crédits Images: Vikki Dougan, Ralph Crane for LIFE magazine, 1957
Chungking Express, Wong Kar-wai, 1994