Art total et actions radicales — la coqueluche contestataire travaillait un art considéré aussi compliqué que la bonne prononciation de son nom.
La conversation est le meilleur des divertissements.
A condition de namedrop les bons éléments.
Les délires-éveillés de Joseph Beuys par exemple.
Entre alchimie, mythologie païenne, sciences et contestation écologique, l’art parle ici de volonté individuelle, d’autodétermination et de souveraineté internationale.
De quoi envoyer se faire voir l’idée de nation, le communisme et le capitalisme. Très, très loin.
Joseph Beuys (1921-1986) n’est pas un artiste de collection
— ni un artiste tout court. On a affaire à un storyteller.
Et la fable beuysienne tient à son vécu même.
Statement N°1: "Les idées se meuvent à travers les êtres humains, mais les oeuvres d'art, elles, se figent et perdent de leur actualité."
Enfant Allemand enrôlé dans les jeunesses Hitleriennes, puis dans la Luftwaffe (prometteur؟), il s’écrase en Crimée à l’hiver 1943. Joseph Beuys, le chasseur-bombardier, est à l’agonie lorsque des Tatars le récupèrent, l’enveloppent dans du feutre et le soignent à coup de graisse animale (plutôt mystique).
Joseph Beuys, l’artiste, fait plus tard de ces matières les clés d’un art tout en symboles. (Là on vire dans le mega-mystique.)
Beuys gagne alors le surnom de ‘Chaman de l’art’.
Et comme tout chaman, Joseph devient une sorte de phénomène de foire, consensuel et parfait pour une République Fédérale Allemande post-nazis.
Consacré par les guides touristiques, dès 1970, son nom apparaît aux côtés de celui Dürer et de la fête de la bière à Munich (oui oui, l’Oktoberfest).
Reste que Beuys est un radical et, forcément, sa figure est controversée.
Statement N°2: "C'est le but pour un radical d'être connu, et que les gens l'écoutent."
Pour sciemment papoter de Beuys, il faut oublier Kant, oublier le matérialisme, oublier que 1+1 = 2. Et capter le concept d’anthroposophie de Rudolf Steiner.
En bref, l’anthroposophie c’est Saroumane dans ‘Le Seigneur des Anneaux’. Une belle réflexion, corrompue à force de côtoyer les ténèbres.
Belle parce que celle de Rudolf Steiner place une confiance absolue dans la faculté cognitive de tout être humain.
Kant, lui, expliquait que l’homme ne peut accéder à la connaissance au delà des perceptions sensorielles.
Steiner corrige le maître et annonce: l’observation et le penser sont les deux piliers de toute connaissance.
Le résultat? Le penser pur est gage de l’autonomie de l’homme.
Ce faisant, il, l’homme, sera libre d’agir et libre d’établir le motif de ses actions…
C’est beau, c’est magnifique, c’est merveilleux.
A une époque où les gens sont encore intéressés par la vérité et la connaissance (les cinglés!), l’anthroposophie établie que l’art et l’intuition peuvent les y conduire. De quoi séduire Joseph Beuys.
Mais tout ça finit mal.
Dès 1910, un Steiner cette fois bien cinglé soutient l’idée d’un recul de la race aryenne suite à « la transplantation des Noirs vers l’Europe. »
Triste mais inévitable.
Joseph Beuys balaie l’idéologie raciste qui entache l’anthroposophie et en tire le principe de l’art comme la vie
— l’art est partout.
L’art est invisible.
En bon chaman,
Beuys est porteur d’une vision pour un présent infini.
Par son mépris-avisé pour les conventions bien établies de l’art,
il envoie valser les codes mêmes qui font automatiquement l’oeuvre.
Tout d’abord, il démolit la séparation entre la vie et l’art.
Le cadre du tableau, la scène de théâtre, le socle de la sculpture sont autant d’éléments donnant une valeur artistique à n’importe quelle oeuvre.
Dixit Beuys.
Vient ensuite la destruction de l’idée même de cadre.
Le cadre est un contour qui, comme une fenêtre, représente le monde. Mais l’art ainsi pensé ne permet pas d’habiter le monde.
Bang Bang, prend ça, académisme!
L’importun vise juste.
Sa performance la plus emblématique?
« I like America and America likes me » à New York, en 1974.
Protestation contre la politique Américaine de l’époque, il refuse de poser le pied sur le sol Américain, et s’enferme trois jours durant dans une galerie d’art avec l’emblème originel de ce pays volé: le coyote.
Il orchestre son transfert de l’aéroport directement à la galerie, sur une civière… La performance fait date.
Projection:
Beuys ne sait pas ce que ‘chacun ses goûts’ veut dire.
Et moi non plus.
Car le cadre, soit le contexte, suffisent aujourd’hui à légitimer
les charlatans des industries culturelles; qui n’ont décidément plus rien à dire sur l’époque.
Statement N°3: "L'art ne doit pas être compris au travers du lobe frontal, siège de la logique. D'une façon restreinte et intellectuelle."
Les critiques sont aujourd’hui bien trop occupées à sauver ce qu’il reste de leurs journaux, plutôt qu’à placer, ça et là, des réponses aux vraies questions posées par les artistes.
Qu’on se rassure, Beuys a pensé à tout.
L’art, dit le Grand Manitou Joseph, se niche dans la chaleur, dans le flux spontanément formé entre les êtres sensibles, et entre les êtres et les objets.
Voilà en quoi Beuys tape fort.
Là où la politesse des instituons artistiques requiert de son public qu’il use de tout sinon du toucher, Joseph, apôtre d’une nouvelle façon de vivre l’art, impose une compréhension organique de celui-ci.
Les oeuvres se ressentent.
A travers les yeux, le sens de l’équilibre, celui des proportions…
La vision de Beuys défie jusque l’actuelle tendance à consommer l’art sur un format carré [aka Instagram].
L’art est finalement bien plus qu’une affaire de likes.
Une oeuvre contemporaine est une oeuvre faisant écho aux changements de son temps.
Avec Beuys, c’est simple — toutes ses oeuvres prophétisent ceux de notre temps.
Est-ce à dire que ses oeuvres sont celles d’un visionnaire? Non.
C’est notre société qui est en retard.
La “créativité” par exemple. Devenue au tournant des années 2010 le mot chouchou des ressources humaines.
Statement N°4: « Et si on ne parlait pas de créativité de façon trendy mais bien comme la force intérieure qui habite l’être humain et qui peut être davantage développée »
Beuys, ce grand fou, met ici à mal des millénaires d’exploitation humaine fondée sur un principe simple — d’un côté il y a les hommes capables, de l’autre les incapables.
La coqueluche alternative pressent ici ce que beaucoup ont sur les lèvres à présent. Du personnel marketing de Nike aux bonimenteurs de la Silicon Valley.
Statement N°5: Tout le monde est artiste. Des facultés reposent en sommeil, en chacun de nous.
L’homme aliéné du XXème siècle a laissé sa place à l’homme artiste. Reste à lui faire abdiquer ses instincts de survie et son égoïsme célébré.
Le changement est dans l’air.
2023. Les enjeux écologiques sont désormais cruciaux.
1965, les enjeux écologiques été déjà cruciaux.
En 1982, à La Documenta, son Action 7000 Eichen.
Il plante 7000 chênes.
Statement N°6: "Le capitalisme et le communisme ont amené l’humanité dans un cul-de-sac."
Avec Beuys, ni small talk ni banalité.
On navigue loin du mainstream. Loin de l’entertainment.
Au plus près de l’essence humaine.
Statement N°7: Si l’art ne fait pas évoluer la société, alors ça ne sert à rien de faire de l’art.
Beuys donne l’exemple.
‘Comment Expliquer les Tableaux à un Lièvre Mort’.
Un animal totem: le lièvre. Une figure antédiluvienne.
Vedette des natures mortes depuis des siècles.
Une vision anthroposophique, forcément sincère: les animaux, les plantes, la planète appartiennent à ce Tout nommé Humanité.
Projection.
Une Aktion qui prend place dans une galerie, fermée au public. L’action est retransmise sur des écrans. Un acte ritualisé durant lequel Joseph Beuys, la face recouverte d’or et de miel, tient en bouche un lièvre par l’oreille. Mort et attentif.
« A une époque où les hommes ont déjà causé sur mal à l’écologie. Cela signifie qu’ils tuent les lièvres. Mais ils tuent aussi les sols, ils tuent les forêts à travers leur style de production, ils détruisent la nature et la vie en général — c’est le problème écologique, n’est-ce pas?
Et lorsque j’affirme que la lièvre a quelque chose à comprendre, alors j’ai compris que le lièvre et à travers lui toute la Nature sont des organes sans lesquels les êtres humains ne peuvent pas vivre.
L’homme a en fait besoin de toutes ces choses, il a besoin de la nature, mais aussi des animaux de la même façon qu’il a besoin de son coeur, de son foie, et de ses poumons. En fait, on peut voir le lièvre comme un organe extérieur aux êtres humains. »
Avec Beuys, les idées de génie sont légion.
Art, Instinct and Ecology baby!