Art Et Canular, La Critique Qui Plie en Deux

An article written by Doria

L’Art. Son sérieux. Sa relativité.
Sa profondeur.

Ses heures de débats complètement siphonnées!

 

Nager dans le cinquième degré n’est plus vraiment d’actualité. Faire le pitre non plus. On le sait.

L’époque des tweets, des clics et des algorithmes offre plus largement la parole à qui gueulera.
Le plus fort. Le plus loin.

Les gens se fâchent. Les gens s’engueulent.
Les gens s’exècrent. Rire des mésententes?
Tellement Vieux Monde!

 

 

Toute critique qui n’est pas frontale, viscérale, dévorante — toute critique non advenue d’un index vengeur… Et bien c’est pas de la critique.

Il n’y a qu’à voir la dernière tentative — ratée, certes — d’un artiste pour mettre en branle la machine-à-placer-son-fric dans les ports francs, aka le marché de l’art.

Les journaux reprenaient en coeur…
Attention: big concept. « Banksy à Sotheby’s?
Un coup marketing! De la bonne pub organisée. »

 

Pause de circonstance.

Pour comprendre le geste de Banksy à Sotheby’s,
mieux vaut l’insérer dans une trajectoire; celle d’une forme de critique hyper-efficace, hyper-drôle et hyper-sincère: le canular.

Combien d’artistes ont cherché à épater la galerie pour mieux ridiculiser les institutions et les collectionneurs? Beaucoup.

Et les canulars dans l’histoire de l’art disent tout de l’attitude à adopter.

 

 

Quand l’opinion des Institutions varie manifestement en fonction des on-dit…

Avant l’intronisation du gourou Marcel Duchamp, c’est un petit farceur du nom de Roland Dorgelès qui scandalise le monde de l’art. Ou le ravit. Question de point de vue.

 

Roland Dorgelès est un jusqu’au-boutiste:
serein et facétieux.

Sa tocade la plus toquée? Une oeuvre signée du peintre Joachim-Raphaël Boronali.

L’histoire?

 

Fatigué de voir ses amis de la bohème Montmartroise foncer un à un dans le Cubisme, le Futurisme et autres distorsions, il veut les prendre à leur propre jeu. 

Un jour de 1910, Dorgelès regroupe journalistes, photographes et un huissier de justice (très important) pour assister à la production d’une oeuvre… Iconique!

 

Il attache un pinceau à la queue d’un âne. Le trempe dans la peinture. Et les mouvements complètement aléatoires de l’animal créent fissa une toile qu’il nomme ‘Coucher de Soleil sur L’Adriatique.’

Mais Roland Dorgelès est un jusqu’au-boutiste. Il va plus loin, présente l’oeuvre au 26e Salons des Indépendants — et, bingo! L’oeuvre est sélectionnée. Exposée dans la salle consacrant les artistes humoristiques. La toile trouve même preneur pour une somme bien rondelette.

 

Deux ans auparavant, la facétie Dorgelès avait déjà frappé. Plus fort cette fois. Et même au Louvre, le musée des morts, vivants pour l’éternité.

En visite à l’atelier de son ami Marius de Buzon, c’est une tête, celle d’une femme, sculptée très à plat, qui attire son attention. Buzon y voit une ébauche ratée. Dorgelès promet de la faire entrer au Louvre. 

Pour faire simple, il va cartographier petit à petit l’arrangement, la présentation et la situation au Département des Antiquités Grecques du Louvre. Puis un jour, il vient y déposer l’oeuvre mal-aimée, là encore sous le contrôle discret d’un huissier. Il l’annote ‘N°402 – Tête de divinité – fouille de Délos’.

Respect maximum! Car les semaines passent, et personne ne remarque la supercherie. 

 

Lassé de ne pouvoir savourer son gag, Dorgelès en vient carrément à hurler la vérité à la face des représentants de l’Institution. Un gardien. Le commissaire en chef. Rien n’y fait. Personne ne le croit.

 

« Je me rendis à l’évidence. La déesse mutilée appartenait maintenant aux collections de l’Etat »
Propos de Dorgelès, rapportés par Rosenberg (2007)

Même registre, autre parade, cette fois en 1998.

C’est l’histoire d’un trio formé par David Bowie, Gore Vidal et William Boyd, et celle d’un peintre-totalement-fake-mais-adôôôré par les universitaires et critiques l’art.

Le bien nommé Nat Tate [contraction puérile de la National Gallery et du Tate Modern]. A dead American artist.

C’est donc l’histoire de ce peintre qui commence par la publication d’une biographie étoffée signée de William Boyd. 

C’est ensuite l’histoire d’une petite sauterie organisée par David Bowie, dans le studio de Jeff Koons à Manhattan.

 

Ce 1er Avril 1998, on célèbre le lancement de la maison d’édition de Bowie, 21, et sa première publication, la fameuse biographie de Nat Tate. Mais voilà. A mesure que David Bowie en lit des extraits, qu’un complice-journaliste l’interroge, universitaires et critiques d’art commencent franchement à réaliser… Qu’ils ont raté quelque chose!

Le gratin de l’art est passé à côté de cet artiste de génie, certes. Mais le gratin jamais ne se dégonfle.

Voilà qu’ils affirment connaître Nat Tate. Tous. Ils l’encensent. Tous.

Mieux, une de ses toiles complètement bidon s’échange pour
11 000$. Canular!

 

 

… L’effronterie de l’artiste n’a aucune limite! 

Puisque le ridicule ne tue pas, ici, il dénonce. Le canular n’est que le contrepoids d’une pratique mystifiée à mort — la pratique de l’art. On a tellement peur de passer à côté d’une oeuvre révolutionnaire qu’on est prêt à accepter une cacahuète sur un piédestal comme de l’art.

Les provocations-espiègles de Dorgelès critiquent le système de légitimation de l’art — sans rage revendicatrice. Il questionne la confiance aveugle que l’on donne volontiers à ses institutions.

 Quant à la supercherie de William Boyd et David Bowie, elle révèle plus efficacement que n’importe quel pamphlet la vanité des éminences du milieu. Une mauvaise-foi qui les rend peu fun, et peu enclin de se faire entendre.

Le dernier canular en date à donner l’exemple, c’est l’auto-destruction programmée de l‘oeuvre de Bansky. Ou comment faire d’une vente aux enchères le big eyeball event de la décennie.

 

Ou comment attirer les yeux du monde entier sur la question de la propriété culturelle. Car l’oeuvre était censée se détruire, complètement. Il ne devait plus rien en rester.

A qui appartient une oeuvre? L’art doit-il être un placement financier? La culture peut-elle être une marchandise convoitée et donc privée et donc forcément sur-cotée? Un million… Qu’est-ce qu’un million aussi vite investi?

L’art ce n’est peut être que de la culture. Et en tant que tel, il doit pouvoir circuler sans entrave.

Cela étant dit, le geste de Banksy c’est un peu celui qui venge toutes ces fois où l’on a crisé de voir apparaître sur l’écran: ’This Video is Not Available in Your Country’.

Car le canular figure, le temps d’un buzz, une petite révolution dans le monde si fermé de la culture.

 

 

Crédits Images: “Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique“,Joachim-Raphael Boronali, 1910
Destruction de “la Fille au ballon“ à Sotheby’s Londres, Bansky, 2018
“L.O.V.E“, Maurizio Cattelan, 2010